Pouvez-vous nous expliquer le titre et l’idée de votre projet ?
J’essaye de donner du sens à mon travail. Il s’est produit le suicide d’un jeune au Centre de l’Etoile, un deuxième suicide pour être plus précise. Ma conviction étant que l’art est au service de la vie, qu’il peut sauver des vies, il m’a semblé évident d’orienter mon projet sur ce lieu et cette population.
Je me suis posée des questions autour de ce suicide et de ce centre. Il m’a semblé évident qu’il se passait quelque chose dans ce cadre-là, au niveau du cadre de la migration. Le cadre revenait dans mes réflexions. Le cadre est nécessaire car il peut être rassurant, mais le cadre peut aussi tuer. Le jeune s’est suicidé. Quelqu’un a décidé qu’il ne cochait pas les cases pour rester.
Quelles sont les personnes derrière ce cadre ? Quelles sont les possibilités ou non de bouger ce cadre ? Décadrer c’est aussi sortir des œuvres de leur cadre.
Voilà, ceci m’a beaucoup intéressée. Je me suis dit que je pouvais l’avoir en tête sans pour autant explicitement le suggérer durant les ateliers. Simplement être à disposition et partager des moments.
J’ai proposé mon projet au responsable du centre de l’Etoile, en précisant que j’avais moi-même une formation d’éducatrice spécialisée (je codirige une structure pour des jeunes), que je n’allais pas être inadéquate, que je souhaitais amener du soin, de la douceur. Ma démarche a été comprise. Je n’étais pas accompagnée, je voulais juste que l’on m’ouvre la porte et que les jeunes soient prévenus de ma présence et des raisons de ma présence. Une éducatrice a été un contact précieux pour la mise en œuvre de ce projet.
Comment se sont déroulés les ateliers ?
Je me suis installée tous les samedis à la même heure, dans une salle polyvalente. Les jeunes pouvaient venir sans inscription, car ils vivent au jour le jour. Certains venaient observer, parfois plusieurs fois avant de se décider, d’autres ont accroché tout de suite. Certains devaient être déjà habiles dans le travail du tissage, car ils étaient très à l’aise.
On a pris du textile, qui était du jersey récupéré et on a fait un travail autour du cadre, je veux dire physiquement autour du cadre. Chacun s’y prenait comme il voulait. La spontanéité était importante. L’un d’eux s’y est pris si fort qu’il a même brisé le cadre (ce qui m’a secrètement réjoui) !
On ne parlait pas. Parce qu’on ne partageait pas la même langue, mais aussi parce que je voulais que ce soit un moment et un endroit où on ne leur pose aucune question. Les échanges se passaient donc beaucoup dans les gestes, dans le faire ensemble. Beaucoup de sourires aussi. Certains recherchaient un léger contact, ils se tenaient tout près et on finissait par se toucher. Il y a même un jeune qui a pris mes cheveux et qui a commencé à me faire une tresse en disant, amusé, « ça, c’est aussi tissage ». Isabelle Meister, la photographe des Résidences croisées, a capturé ce moment fort de lien.
C’était touchant de voir ces jeunes, des garçons pour la majorité, s’impliquer dans ce travail, se transmettre des techniques entre eux, se mettre parfois au défi. J’étais censée y aller 5 fois mais ils me demandaient toujours « tu viens la semaine prochaine ?… », alors bien sûr j’y suis allée finalement une dizaine de fois (rires).
Est-ce que l’objectif final à réaliser était compréhensible pour ces jeunes ?
Oui. J’avais fait quelques modèles dont ils pouvaient s’inspirer pour commencer et ensuite ils poursuivaient selon leur inspiration. C’était justement important que l’activité s’opère autour d’une technique très facile à appréhender. Même s’ils décidaient d’enrouler juste un côté, c’était quelque chose qui restait beau. Il n’était pas nécessaire de chercher à faire compliqué. Ensuite, l’idée c’est de tout rassembler, d’en faire un ensemble. Je leur ai annoncé au départ que toutes leurs créations, sauf celles dont ils ne voudraient pas, figureraient dans l’exposition.
Qu’en avez-vous retiré à titre personnel ?
C’est un travail que je n’aurais jamais fait seule évidemment. Cela a été pensé pour être réalisé au sein d’une petite communauté. C’était hyper fort dans le lien. Et cela m’a encore une fois convaincue que, quelle que soit la population et l’activité que l’on propose, les gens adhérent si c’est amené dans la bienveillance. Ils sont là, ils sont heureux de faire cela, ils sont heureux que l’on soit ensemble. Et en l’occurrence, ce qu’ils ont fait, c’est beau, c’est vachement beau même.