Un électron libre qui « parle cash »

Elena Montesinos est insaisissable et cela lui plaît bien. Reconnue par ses pairs, découverte par le grand public à travers ses actions foisonnantes et subversives telles que « Le Bûcher des Endettés » ou « Le Karaoké des Droits Humains » . Elle convoque à ses performances publiques un auditoire qui, de par sa participation interactive, les légitime amplement.

Dans le cadre des Résidences Croisées, Elena nous propose de redonner vie à un objet libre, insolent, humoristique et avant tout réflexif : le fanzine. Une petite publication autogérée issue de la tradition punk, créée collectivement grâce aux talents conjugués des divers participants, à bas coût de production.

Pourquoi le fanzine, précisément ?

Je suis issue d’une filière artistique autonome dans laquelle l’appropriation des moyens de publication et de diffusion est prépondérante et vitale. Le fanzine est un outil de communication foutraque et bricolé, universel par excellence, imprimé à la photocopieuse et agrafé simplement. Pas besoin de beaucoup d’argent, ni de fréquenter les milieux de l’édition pour en faire un, soi-même, lorsque l’envie se fait ressentir. Il est un porte-voix pour les « sans-voix ».

C’est également parfois un bel objet, fourmillant de matériel visuel et éditorial en vrac. Idéal pour laisser place à l’expression la plus libre et organique. Il est tout de même issu à l’origine d’une forme de dadaïsme ! On peut y mêler textes, poésies, photos, dessins, collages, et le résultat est joyeux et iconoclaste.

Quelles seront les thématiques présentes ?

Dans « Parlons CASH », on se focalisera avant tout sur l’argent, celui qui est nécessaire à la survie en milieu urbain. Celui qui manque cruellement dès la moitié du mois, celui du prix des choses dans cette ville. Les loyers, par exemple, méritent une place de choix dans ce diaporama. Que reste-t-il après les paiements, pour vivre réellement ? Le fanzine survolera ces thématiques avec un regard plein d’humour et un esprit délibérément naïf. Les personnes ayant collaboré à cette publication se sont toutefois penchées de préférence sur certains aspects très concrets qui méritent d’être mis en lumière. Un point très intéressant concerne un petit calcul élémentaire, car les chiffres parlent d’eux-mêmes. On a pris le temps d’étudier de plus près ce que reçoivent les personnes à l’aide sociale, tout en déduisant ce qu’elles doivent reverser aux « baillis » tout-puissants…

Les baillis tout-puissants ?

Oui, les baillis. Ce sont les mêmes personnage médiévaux qui ponctionnaient la dîme en dépouillant les moins nantis et qui n’ont finalement pas beaucoup changé à ce jour. Aujourd’hui, ce sont ceux qui fixent le prix d’une chambrette à 1’000 francs, à Genève. D’ailleurs, les mots « bail » ou « bailleur » ne font tiquer personne. Ce sont pourtant ceux qui récoltent au final la majeure part de la rente mensuelle des « bénéficiaires » de l’Hospice général.

Ce sujet est vraiment passionnant, lorsque l’on prend la peine d’examiner de plus près tout ces tenants et ces aboutissants, avec un regard artistique libre de toute contrainte. Il y aura donc évidemment aussi un petit collage sur ce thème, dans le fanzine. Car les vrais bénéficiaires, empochant un maximum, au bout du compte, ce ne sont pas forcément les personnes dépendantes de l’aide sociale, mais bien ces « baillis ». Il est temps de poser noir sur blanc ces quelques « détails », qui aideront peut-être les personnes assistées par l’Hospice général à améliorer leur posture dans la société.

Elena s’interrompt, sursautant en voyant assis quelques tables plus loin, l’un des artistes plasticiens suisses des plus célèbres sur le marché de l’art contemporain international.

Tiens ! Un gros poisson ! Le fanzine aborde aussi en filigrane ce mystère concrètement inexplicable qui veut que certains artistes soient unanimement adorés et respectés, tandis que d’autres galèrent éternellement. Le statut fluctuant des artistes apparaît également en filigrane dans ce fanzine. Il y a en effet une effarante différence dans les parcours et la perception de certains créateurs ayant des démarches très similaires. Cela semble presque hasardeux, comme une sorte de loterie. Difficilement explicable de manière rationnelle, en tout cas. Et puis, il y a aussi ce rapport ambigu à « la réussite » dans ce milieu, lorsque l’on évoque la démarche artistique, comme si c’était l’unique critère d’évaluation de l’intérêt de l’œuvre, même si elle est délibérément en retrait du marché, donc peu reconnue. Cela débouche très souvent sur une stigmatisation des artistes alternatifs. Celles et ceux qui n’atteignent pas le statut de « marchandise sexy » ou de « produit à succès », et qui ne vivent pas de leur art seront forcément associés – consciemment ou pas – à une forme d’échec.

Quelle est ta ligne directrice pour ce fanzine ?

Le fanzine propose un regard affranchi sur des situations parfois délicates. Dans cette publication, on va tenter de contourner ce climat un peu plombant, car l’image liée à l’Hospice général est souvent un brin négative, à commencer par son nom. Mais cela peut aussi paradoxalement contenir un ressort comique. Un peu comme lorsqu’un enfant pose une question gênante à haute voix. « Parlons CASH » se présentera sous la forme d’une pièce de 5 centimes. Celle que l’on jette à ceux qui font la manche, mais aussi celle qui arbore la couleur d’un métal précieux. L’imagerie sera racoleuse et détournera les codes publicitaires, loin de l’austérité habituelle de tout ce qui touche à l’Hospice général. D’humeur plutôt frondeuse et sympathique, il tentera de rapporter quelques anecdotes qui y sont liées, tout en gommant les préjugés négatifs ou les sentiments de dénigrement qui peuvent être liés à la situation des bénéficiaires ayant participé à son élaboration.

Cela n’a pas été difficile de trouver des personnes prêtes à s’exprimer sur ces sujets ?

Oui, ce fut affectivement assez compliqué, car il y a une sorte de timidité, pour ne pas dire de gêne, lorsque l’on parle de l’Hospice général. C’est pourquoi les contributions sont 100% anonymes. Nous avons même recouru aux noms d’emprunt qui apparaissent sur les offres de cartes de crédit en Suisse (cf. Hans Muster et Maria Bernasconi) comme avatars, garantissant l’anonymat des documents réels ayant servi parfois dans des collages. Cela permet d’offrir la liberté d’expression nécessaire pour créer un petit objet artistique décomplexé et facétieux, qui racontera haut et fort les péripéties des bénéficiaires ayant accepté de jouer le jeu. Nous espérons que le résultat de ce « patchwork d’expériences » kaléidoscopiques intéressera un public varié. Le fait que le fanzine soit offert aidera possiblement à sa diffusion « tous azimuts », qui est aussi l’un des objectifs des Résidences Croisées.