Laurence Etienne et le Centre d’action sociale des Grottes, partie prenante des Résidences croisées

Pourquoi as-tu décidé de participer aux Résidences croisées ?

J’étais un peu partagée sur le projet. Les artistes au bénéfice de l’aide sociale représentent des situations ambiguës pour nous. Si leur rôle social est fondamental et légitime, reste la question de fixer le cadre de notre mission avec équité.

J’ai découvert le projet de Laurence Rasti qui se propose, à travers une démarche photographique, de questionner le quotidien des travailleurs sociaux, leurs motivations en se rendant au bureau tous les matins, la pression subie face à la détresse des bénéficiaires. Ce projet, initié par une artiste indépendante et qui n’émarge pas à l’Hospice général, m’a tout de suite parlé. Pendant la pandémie, il y a eu beaucoup de reportages sur le personnel de la santé, il y a eu des applaudissements tous les soirs. Tout cela était justifié. J’étais simplement déçue pour les membres de mon équipe que, devant l’ampleur de leur travail et de la charge émotionnelle qu’ils ont dû supporter, il n’y ait pas eu plus de reconnaissance.

Les assistants sociaux, les gestionnaires financiers et administratifs ont œuvré sans relâche pour ouvrir des dossiers d’aide sociale et répondre à de nombreuses sollicitations. Les chargées d’accueil social ont passé leur temps, durant la pandémie, à faire des téléphones de courtoisie aux bénéficiaires, de 15 minutes en 15 minutes pour maintenir le lien et s’assurer que leur moral tenait bon.

Alors ce projet, je le sens, va constituer une forme d’hommage à leur quotidien si précieux. Mon équipe est restée stable durant des années. C’est une super équipe et je suis contente de savoir qu’il en restera une trace. De plus, Laurence Rasti est arrivée sans idée préconçue avec des questions simples et avec beaucoup de curiosité. Elle m’a beaucoup plu dans son approche.

Ensuite, j’ai vu que deux lauréates des Résidences croisées étaient accompagnées chez nous. Cela ne m’a pas surprise de les y retrouver, notamment l’une, dont j’ai déjà eu l’occasion d’admirer quelques uns de ses dessins. L’un était tellement magnifique que je me souviens m’être demandée pourquoi les choses ne s’alignaient pas mieux pour elle.

Quelle est la plus-value du projet pour les bénéficiaires ?

Le recrutement des participants a nécessité beaucoup de temps, mais c’est aussi du temps consacré aux bénéficiaires, à évoquer avec eux d’autres perspectives et, à ce titre, c’est très positif. Ensuite, cela offre une occasion de les présenter sous un autre angle, de leur enlever l’étiquette parfois stigmatisante qui leur est donnée par leur situation.

Parmi les artistes retenus, environ la moitié d’entre eux est à l’aide sociale et l’autre pas. Dans les différents projets, artistes, bénéficiaires, collaborateurs et collaboratrices peuvent être tour à tour sujets, objets et il ne sera pas possible de les distinguer les uns des autres. Cela va dans le sens de la déstigmatisation. C’est important de montrer au grand public un autre visage des personnes que nous accompagnons.

De notre côté, cela va aussi questionner nos pratiques. En général, nous avons plutôt l’habitude d’évoquer les lacunes de nos bénéficiaires. Cette fois, nous allons mettre en avant ce qu’ils savent faire, et qu’ils font très bien d’ailleurs.

Cette démarche artistique sera l’occasion de multiplier les regards croisés et il en sortira certainement quelque chose de très intéressant.

Selon vous, est-ce que l’Hospice général a un rôle à jouer pour aider les artistes ?

Délibérément, je ne pense pas. La prestation financière délivrée par l’Hospice général n’est pas une rente. Le cadre de la mission de notre institution va presque à l’encontre de l’essence artistique. Alors que nous allons, dans l’objectif de leur réinsertion, leur demander de se glisser dans un certain cadre pour retrouver du travail, leur cheminement artistique va suivre un processus différent de la recherche d’un emploi classique.

Nos collaborateurs, comme quiconque d’ailleurs, se retrouveront toujours incapables de répondre à la question : à partir de quand il s’agit d’une démarche artistique ? Comment évaluer les perspectives d’autonomie qu’elle pourra procurer ? Pour ne pas entrer dans l’arbitraire total, ces questions doivent être éludées et chaque bénéficiaire confronté aux mêmes objectifs, à un principe d’équité.

En revanche, on peut envisager de prendre en compte leurs compétences artistiques dans le cadre des démarches à accomplir durant le processus de réinsertion, démarches qui pourraient être assimilées à des soft skills.

Pour ce qui est de promouvoir concrètement la démarche artistique des bénéficiaires, comme nous travaillons avec un réseau d’associations et de fondations, nous les encourageons à faire des demandes de bourses et les aidons, quand nécessaire, sur le plan administratif.

Après avoir traversé la période du confinement, on réalise qu’on a besoin de leur art, que c’est une dimension très importante, une nourriture indispensable. Au théâtre, ceux qui se produisent sur scène sont souvent les mêmes personnes qui ont de la peine à joindre les deux bouts.