Shlomo Balexert à propos de “Rides et sillons”

Shlomo Balexert … pouvez-vous nous expliquer d’où vient votre nom d’artiste ?

Haha, c’est une simple question qui peut nécessiter une longue explication. En fait, Shlomo c’est un petit surnom qui m’a été attribué par un collègue skinhead avec qui je faisais de la musique il y a 20 ans.

Dans la scène punk/skin originale, on aime mettre en avant les défauts de chacun et les brandir comme des qualités. Une origine ethnique minoritaire pouvant revêtir une forme de tare ou de handicap dans notre société occidentale, on aura tendance à la mettre ironiquement en avant pour caractériser l’identité d’un compagnon ou d’une compagne de dérive.

Etant moi-même juif mais portant un nom biblique assez commun, mon camarade a eu l’esprit de me rebaptiser d’un nom sans équivoque quant à ma religion. Depuis, j’arbore ce pseudonyme fièrement.

Pour « Balexert », il s’agit d’une mutation de « Blaster ». J’ai eu pendant une dizaine d’années un projet musical qui s’appelait Ghetto Blaster. Cette particule Blaster s’est installée naturellement pour former un nom complet : Shlomo Blaster. Par la suite, je cherchais un nom menaçant pour un nouveau projet solo. Un nom qui inspirerait la décadence, la désolation. Au départ je pensais à un nom lié à l’exploitation nucléaire, comme Superphénix. Au fil de mes réflexions, j’ai conclu que je ne trouvais aucun espace d’activité plus avilissant, plus nocif pour l’être humain, plus nuisible au futur de notre planète que le centre commercial. Il est l’emblème parfait de notre nature autodestructrice. Le centre commercial qui est là depuis toujours à Genève pour moi, c’est Balexert. C’est là que mes parents se sont rencontrés pour le meilleur et bien sûr pour le pire, et c’est là que mon père me traînait un week-end sur deux quand j’étais gamin pour passer le temps. C’est le temple de tous mes cauchemars, même si je dois avouer a posteriori que je préférais de loin aller à Balexert qu’à la synagogue haha!

Un artiste de la scène punk n’est pas forcément attendu auprès de personnes retraitées, pourquoi avoir fait un tel choix pour votre projet ?

Le décalage de culture et de références intergénérationnelles est une donnée qui m’interpelle.  C’est un champ de travail et d’expériences qui me semblait riche en potentiel tant sur le plan artistique que sur le plan humain.

Comment se sont articulées vos interventions au CAD (Centre de retraite de l’Hospice général) ?

Nous nous sommes vus cinq fois. Lors de la première rencontre, j’ai fait écouter ma musique aux participantes. J’avais un peu l’impression d’être devant un tribunal (rires). Elles n’avaient probablement jamais été confrontées à de la musique électronique de type industriel. Les références qu’elles me citaient s’inscrivaient principalement dans le registre de la variété française. Donc forcément, en comparaison, on n’entendait pas assez les textes sur mes compositions. Mon traitement de la voix, avec des filtres d’effet, est un aspect esthétique auquel elles n’ont vraisemblablement pas réussi à se faire jusqu’au bout de nos rencontres. Je leur ai expliqué que c’était une forme de musique qui avait une histoire et des codes auxquels tout un public adhérait.

Il leur manquait aussi de la mélodie. La musique et la voix étaient trop atonales à leurs goûts. A ma surprise, elles ont par-contre affirmé qu’elles préféraient une version d’un morceau sur lequel je hurlais un de leurs textes, à une autre version sur laquelle ma collègue musicienne, Kleio Obergfell, récitait le même texte d’un ton posé et mélancolique. L’intensité de la voix sur ma version semblait combler l’absence de mélodie qu’elles déploraient généralement dans notre univers musical.

Pour le second texte de la Résidence que j’ai mis en musique, j’ai commencé par essayer de composer quelque chose de mélodieux. J’avais envie de faire plaisir à la participante qui l’avait écrit. Mais j’ai passé trois ou quatre jours à arranger et articuler les thèmes de cette composition sans réussir à trouver une forme qui me convenait.

Ce que je produisais présentait invariablement une touche kitsch inopportune dont je n’arrivais pas à me défaire. C’est seulement quand j’ai arrêté de prendre en considération les goûts présupposés de l’auteure du texte, que je suis enfin parvenu à trouver des pistes qui me satisfaisaient. J’ai conservé une partie de la mélodie sympathique composée à l’intention de la participante, et je l’ai associée à des partitions dissonantes et bruyantes que je prends habituellement plaisir à produire. J’étais très content de cette juxtaposition de genres antinomiques. Et l’auteure a eu la politesse de me dire qu’elle avait apprécié l’écrin sonore que j’avais façonné pour son récit.

Mais à notre dernier rendez-vous, l’une des participantes a lâché que cette musique l’agressait, qu’elle la ressentait comme une torsion pénible dans sa poitrine. Je l’ai pris pour un compliment. Si j’arrivais à imprimer une sensation physique chez elle, au moins je ne la laissais pas indifférente.

Et comment s’est déroulé le travail d’écriture ?

Après leur avoir présenté mon travail lors de notre première séance, je leur ai demandé de rédiger des textes personnels. La consigne était d’écrire une lettre à un.e destinataire inatteignable. Une lettre impossible à adresser.

J’avais pris pour exemple un morceau que j’avais composé sous forme de lettre fictive à ma conseillère du chômage qui me mettait une pression malsaine et abusait de sa position. Ce texte a eu un effet cathartique et a complètement inversé la qualité de nos rapports.

Le deuxième exemple que je leur ai soumis est une chanson que ma collègue a écrite à l’un de ses meilleurs amis qui est mort l’année dernière. Ces textes ont du sens, ils ont une fonction psychothérapeutique pour l’auteur.e. Je trouve même qu’ils ont une portée magique.

L’une des participantes a choisi d’écrire à sa professeure de couture qui l’avait traumatisée dans son enfance. Elle a tout de suite écrit le texte en vers. Je l’ai trouvé parfait dès qu’elle nous l’a lu.

Comment pourriez-vous qualifier vos rencontres ?

En fait, il s’agissait davantage d’ateliers philo que d’ateliers d’écriture. Les participantes écrivaient chez elles et nous lisaient leurs textes au rendez-vous suivant. Nos discussions ont pas mal tourné autour de la façon dont on se projette dans un groupe lorsqu’on est en minorité. Nous avons également beaucoup parlé de leurs conditions de femme à l’époque de leur jeunesse.

Selon vous, l’art a-t-il une fonction ?

D’après mes observations et mes conclusions de primate qui ne semblent correspondre ni aux doctrines, ni aux enjeux économiques établis actuellement dans le milieu de l’art contemporain, une oeuvre d’art, qu’elle soit musicale, picturale, plastique ou autre, réalise son dessein primordial à condition d’être vectrice de magie. Une force autonome infléchissant significativement la réalité, le cours de l’existence de l’artiste et/ou des récepteur.trices. Sans ce facteur, on se trouve juste face à un exercice de style inerte, plus ou moins réussi selon les critères esthétiques, culturels et théoriques de chacun.e. Un des indices qui, selon moi, permet de pressentir l’authenticité effective d’une pièce, est l’absence de valeur marchande. La majorité des oeuvres qui exerce une influence artificielle sur des récepteur.trices tirent leur pouvoir uniquement des moyens financiers investis dans leur production et leur diffusion.

Excusez-moi d’enfoncer une porte qui a toujours été ouverte, mais parmi les nombreuses références relatives à cette question qui paraît vieille comme le monde, Alejandro Jodorowsky a notamment bâti tout son travail, tout son mythe autour de ce rapport entre art et magie.

Que vous a apporté ce projet de Résidence ?

Il m’a avant tout apporté de la fraîcheur au niveau des sujets qui ont été traités. Je n’aurais jamais pu écrire ces textes moi-même. Ils parlent d’expériences vécues par ces femmes dans leur enfance. J’y décèle une certaine candeur, une innocence qui se marient merveilleusement avec mes bruits et mes sons brutaux. Je dois souligner que le troisième élément essentiel à cette émulation entre musique et texte est l’interprétation vocale de ma collègue. Son timbre de voix et ses intonations d’enfant dépressive jouent un rôle clé dans le tableau final de nos pièces.

En quelques mots, pouvez-vous nous expliquer où vous en êtes dans votre carrière artistique ?

Le projet musical que je partage avec Kleio, Bound by Endogamy, a pu rebondir après la crise sanitaire. En 2022, nous avons presque eu une programmation par semaine, entre les concerts, les émissions radio et les DJ sets. Nous allons sortir plusieurs disques en 2023. Notre envie serait de nous produire plus régulièrement à l’international. Nous avons déjà été approchés par des labels indépendants basés en Allemagne, en Belgique et aux Etats-Unis, et nous avons des concerts planifiés en France, en Grèce et en Turquie.